Michel LOIRETTE
La boîte brisée

Recueil de nouvelles régionalistes s'inspirant d'histoires et de légendes aveyronnaises.
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Chapitres :  

  1. LA BOITE (lecture gratuite en mars)
  2. L'ANGLAIS (lecture gratuite en mars)
  3. LE DEJEUNER SUR L'HERBE (lecture gratuite en mars)
  4. L'EAU DE PIQUEPOULE (lecture gratuite en mars)
  5. LA PETROLETTE (lecture gratuite en mars)
  6. CHARLEMAGNE (lecture gratuite en mars)
  7. LE MONSTRE DE GOZON (lecture gratuite en mars)
  8. LES FRAISES (lecture gratuite en mars)
  9. LA DEMANDE EN MARIAGE (lecture gratuite en mars)
  10. LA DOUCE (lecture gratuite en mars)
  11. LES RELIQUES (lecture gratuite en mars)
  12. LA MULE (lecture gratuite en mars)
  13. LE MOUTON NOIR
  14. LE MAS RAYNAL (lecture gratuite en mars)

 

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LE MOUTON NOIR

Ce 25 septembre 1793, Pierre-Thomas a quitté la boriette familiale en début d'après-midi pour aller chez sa mamé, Magdeleine Montels qui vit seule depuis la mort du grand-père. Elle habite au Puech-Usclat, ce qui signifie dans la langue du pays, la colline brûlée, tant le soleil cogne à cet endroit. Pierre-Thomas aime bien aller la voir parce qu'elle lui raconte des histoires d'un autre temps, des contes peuplés de fées, de princesses et de dragons et puis aussi parce qu'elle a de la confiture de prune et de la pâte de coing!

Il a pris le petit chemin qui contourne les ruines du château de Gozon et traverse la châtaigneraie du Palyeras. Il vient tout juste d'avoir quinze ans et la vie n'est pas très drôle à la ferme depuis que son père a mystérieusement disparu; il était parti avec un charroi de bois tiré par la mule et aurait dû assister à une réunion du Directoire de Millau. Certains prétendent qu'il a été enlevé par des hommes du baron de Saint-Victor, d'autres qu'il court le guilledou avec une gourgandine de Saint-Affrique; en réalité, [1]on barjaca coma una agaça parce que personne ne sait vraiment ce qu'il est devenu. En ces temps troublés, les déplacements sur les routes ne sont pas sans risques, les troupes du royaliste Charrier tiennent les grands causses et même les gendarmes de Saint-Affrique qui redoutent les embuscades n'osent s'y aventurer.

De la Révolution il n'a connu que les excès : le bon, le brave abbé Durand, chassé honteusement du village par des gueux de Saint-Affrique, ses habits sacerdotaux répandus sur la place du village, les croix des hameaux mutilées, les chapelles des saints patrons pillées et incendiées. Les sans-culottes ne respectent plus rien, pas même le nom des villes et des villages qui ont presque tous été débaptisés. Ainsi Saint-Rome s'appelle-t-il désormais Pont-Libre tandis que Saint-Victor est devenu Terre Affranchie. Quant au village de Gozon dont le nom évoque celui des anciens seigneurs, on s'empresse de l'affubler du patronyme de Mont Libre.

Depuis 1789, les villageois vivent dans la peur. A l'exception de quelques fanatiques qui mènent la danse, tout le monde croit que c'est la fin du monde, on a peur des directoires révolutionnaires, peur des comités de surveillance, peur des tyranneaux de village qui, sous prétexte de bâtir une République à leur image, veulent emprisonner et guillotiner tout le monde. On a peur de perdre le fils ou le frère enrôlés de force dans l'armée des Pyrénées, et puis on a viscéralement et ancestralement peur de mourir de faim. Des souvenirs de grande famine et de grandes épidémies rôdent encore dans les mémoires. L'hiver de 1793 a été glacial et le gel a détruit une partie des récoltes, la disette sévit dans les campagnes. Il y a quelques jours des va-nu-pieds de Camarès ont frappé aux portes des grosses fermes pour demander l'aumône. On les a chassés en lâchant sur eux les chiens. Ils sont revenus armés de haches et de faux en jurant de tuer tout le monde la prochaine fois puis ils se sont dirigés vers Broquiès et ont mis le feu au château après avoir tout saccagé. Pierre-Thomas n'aime pas cette Révolution qui détruit tout. Son père, Pierre-Jean, qui croit aux bienfaits qu'elle apportera au peuple lui a pourtant maintes fois expliqué ce que signifiait la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, les trois grands principes de Liberté, d'Egalité et de Fraternité sur lesquels la République vient d'être fondée et ce que représentait pour la paysannerie l'abolition des privilèges.

Dans le village, les droits seigneuriaux et communaux étaient fort anciens puisqu'ils dataient probablement du Xème siècle, date à laquelle les Maîtres de Gozon avaient bâti leur château. Au sommet de leur puissance, ces Seigneurs s'étaient attribués la plus grande partie du territoire où serfs et vilains cultivaient le blé et élevaient des troupeaux. Toute la vallée, c'est-à-dire moins du quart du territoire avait été laissé à la famille d'Auriac. En compensation, les gens d'en bas pouvaient venir sur les Causses, gauler les noix et les glands, cueillir les prunes et ramasser du bois mort quand bon leur semblait. Ce droit coutumier ne dérangeait personne car les pruniers et les chênes étaient fort nombreux. En outre, les familles du plateau et de la vallée se connaissaient toutes car la plupart des habitants de Saint-Rome et d'Auriac étaient originaires de la montagne et c'est seulement pour échapper à la misère et à l'émiettement des terres dû aux héritages que laboureurs et brassiers s'étaient résolus à venir dans la petite ville pour s'installer comme artisans ou commerçants. Sage décision car leurs activités avaient prospéré et ils avaient édifié de belles et vastes maisons. Il leur arrivait bien parfois de se moquer de ceux d'en haut qui vivaient encore au milieu de leurs chèvres et de leurs moutons dans des pièces obscures et malodorantes mais les familles se voyaient toujours. On savait que des cousins pas trop éloignés vivaient encore sur le Causse et on les invitait à manger le cochon à l'occasion d'un mariage, d'un baptême ou d'une fête. Les oncles de Pierre-Thomas vivaient ainsi à Saint-Rome où l'un s'était installé comme sabotier tandis que l'autre fabriquait des tonneaux. Ils avaient épousé des filles du pays et avaient eu une nombreuse descendance et, cousins, neveux et nièces qu'ils soient de la montagne ou de la vallée se retrouvaient au bord du Lévéjac pour pêcher les écrevisses ou ramasser des châtaignes.

Les révolutionnaires avec leurs cortèges de bonnes intentions n'allaient pas tarder à rompre un équilibre que des siècles de féodalisme et de soumission à l'ordre du monde avaient lentement établi. Le paysan, l'artisan promus citoyens avaient hâte de faire valoir des droits tout neufs même si ceux-ci mettaient en cause les droits tout aussi légitimes d'autres citoyens.

S'il y avait à Saint-Rome, un homme pressé d'en découdre avec les droits établis, c'était bien Antoine Louis Barascud. De petite taille, sec et noir comme un pruneau, le regard aussi cruel que celui des oiseaux de proie, il avait tout de suite pris fait et cause pour les plus extrêmistes des révolutionnaires. Ses parents, riches fermiers au Poujol, avaient jusqu'alors vécu en paix avec leurs voisins, Antoine Louis Barascud, lui, haïssait en secret les gens de Saint-Rome parce que chaque été et chaque automne, ils venaient sur ses terres cueillir des prunes, des noix ou des glands se prévalant des privilèges accordés par les Seigneurs d'Auriac et de Gozon.

En 1793, la Terreur va régner sur la France et cet homme qui n'avait jamais fait parler de lui va devenir le Fouquier-Tinville de Saint-Rome. En quelques semaines mettant à profit l'appui que lui apporte son cousin Jean-Baptiste Déodat Toulouse, capitaine de la garde nationale de Saint-Affrique et maire de Gozon, il est nommé Procureur de la commune, fonction qu'il briguait depuis plus d'un an.

Barascud se déchaîne. Dès sa prise de pouvoir, il ne désigne pas moins d'une soixantaine de suspects. Ces hommes et ces femmes qui seront incarcérés ne sont pourtant ni des aristocrates ni de dangereux contre-révolutionnaires, il s'agit de simples citoyens dont le seul tort a été de déplaire un jour au citoyen Barascud. C'est ainsi que d'honnêtes et braves villageois comme le maréchal-ferrant, Antoine Gazin qui s'est contenté un jour de lui dire que son cheval était cagneux, auront la désagréable surprise de se retrouver sur la paille humide des cachots sans vraiment savoir pourquoi.

Sa rage est telle qu'il ne se contente pas de s'attaquer aux personnes et qu'il s'ingénie à détruire dans la ville tout ce qui peut rappeler l'ancien régime.

Il fait abattre meurtrières et tourelles sur la façade des maisons, symboles du féodalisme et même les latrines de la place du Terral parce que leurs aérations ressemblent à des bretèches de château fort! Le cantonnier, le père Maury, qui a le malheur de lui dire que s'il supprime les pissotières, il ira [2]salopéjer et cagar dans la cour de sa ferme se retrouve aussitôt en prison pour avoir injurié un représentant du peuple et voulu conserver un des symboles de la monarchie.

Rien ne trouve grâce à ses yeux, ni les fleurs de lis que certains ont eu l'impudence de maintenir sur les pentures des contrevents de leurs maisons ni même les ruines du château d'Auriac dont les murailles crênelées lui rappellent le despotisme de naguère mais le comble sera atteint lorsque Barascud décrète brutalement, au nom de l'abolition des privilèges que les habitants de Saint-Rome n'ont désormais plus le droit de venir ramasser les glands et le bois mort sur les causses.

Il faut savoir qu'à cette époque, toutes les familles, à la ville comme à la campagne engraissaient un ou plusieurs cochons et que le gland était un sérieux appoint pour l'hivernage, tout particulièrement, en cette année 1793 où la disette sévissait cruellement. C'est ainsi que dès l'automne, faisant fi des ordres et des interdictions de Barascud, hommes, femmes, enfants, vieillards étaient partis au glandage sur les causses comme la coutume l'avait toujours permis. De petits convois d'ânes et de mulets avaient sillonné les chemins du plateau avec des sacs de glands et des fagot des bois.

Barascud se sent bafoué, humilié, il est pris d'un accès de rage et ne songe plus qu'à se venger. Il relève méticuleusement le nom de tous les villageois qui se sont rendus sur les causses et lui ont désobéi. Il exige que la troupe vienne de Saint-Affrique interpeller et incarcérer tous ces contre-révolutionnaires qui refusent d'abandonner les privilèges que la République a abolis. Les responsables du district de Saint-Affrique craignant une révolte fomentée par Charrier prennent au sérieux les dénonciations de Barascud et envoient un détachement avec à sa tête le citoyen Espinasse. La nouvelle de l'arrivée de la troupe fait immédiatement le tour de Saint-Rome, tous les hommes valides se rassemblent armés de fourches, de faux et de haches et Espinasse qui n'est pas idiot se rend vite compte que Barascud a commis une fois de plus un excès de pouvoir et il s'empresse de faire rebrousser chemin à ses hommes pour éviter un bain de sang. Le dénonciateur qui se sent abandonné s'enfuit précipitamment sous les huées et va se terrer dans sa ferme du Poujol.

Pierre-Thomas n'a vu en tout et pour tout Barascud qu'une seule fois lorsque celui-ci était venu à Gozon haranguer les citoyens du Causse et dénoncer les traitrises et les turpitudes des habitants de Saint-Rome, il lui avait trouvé le teint jaune comme un coing et l'haleine aussi pestilentielle que l'odeur que répand le bouc de Canicou, ce qui n'est pas peu dire! Comme son père avait été le seul à s'opposer à Barascud parce qu'il lui avait dit sans ambages que les gens de Saint-Rome n'étaient pas aussi mauvais qu'il le prétendait, il était persuadé que ce dernier n'était pas étranger à sa disparition.

Avant d'arriver chez sa grand-mère il s'est arrêté près de la mare qui se trouve à l'embranchement du chemin des Fenouillet. Il aime bien venir là parce qu'il y fait bon et que l'on peut s'y reposer à l'ombre d'un saule en écoutant les grenouilles coasser sur les nénuphars. Il est juste midi et il n'est pas pressé de prendre le chemin qui traverse la fournaise de la lande de Cabanis. Il s'assoit et se laisse envahir par le sommeil.

Quand il s'éveille, il se frotte bien les yeux pour savoir s'il ne rêve pas, devant lui, bien planté sur ses quatre pattes, un gros mouton noir semble le dévisager. Il a souvent entendu dire qu'il faut se méfier d'un bouc, d'une chèvre ou d'un mouton, surtout lorsqu'ils sont noirs et s'ils traînent hors des chemins car ils peuvent être des incarnations du malin. Même si les révolutionnaires prétendent que ce sont des histoires de vieilles bonnes femmes, Pierre-Thomas se méfie et veut s'en aller. Curieusement, ses pieds restent cloués au sol et il ne parvient pas à bouger mais son étonnement et sa peur vont grandissants lorsqu'il entend le mouton l'appeler par son prénom:

* Pierre-Thomas, tu es un bon fils, tu désires certainement revoir ton père vivant. Si tu fais exactement ce que je te demande tes vœux seront exaucés mais il te faudra être encore plus malin que le vieillard de Peyreleau qui a réussi à me tromper avec sa maudite "créature". J'ai une revanche à prendre!

Pierre-Thomas lui fait remarquer qu'il ne connaît pas plus ce vieillard que sa créature et qu'il ne sait pas ce qu'il doit faire.

Le mouton noir lui dit en ricanant :

* Tu demanderas à ta mamé, elle saura t'expliquer.

* Acceptes-tu mon offre?

Pierre -Thomas, le premier moment de frayeur passé, se dit qu'il faut profiter de l'aubaine et qu'il trouvera bien, le moment venu, une ruse pour tromper le diable.

* J'accepte ton marché.

* Alors, par Belzébuth, jure-moi que, dans un an, jour pour jour, tu seras sur le champ de la pierre plate du Puech Segou.

Pierre-Thomas jure tout ce que le mouton lui demande pourvu qu'on lui promette de retrouver son père.

Sur ces entrefaites, le mouton noir pousse un cri sinistre qui ressemble plus au jacassement de la pie grièche qu'au bêlement des ovinés et l'air s'emplit d'une odeur de soufre, de fiente et de corne brûlée qui ne laisse aucun doute sur l'identité de celui qui vient de parler.

Pierre-Thomas qui retrouve peu à peu l'usage de ses membres se demande s'il n'a pas fait un cauchemar. Lorsqu'il arrive chez sa mamé, en découvrant sa mine effarée, elle lui demande tout de suite s'il n'a pas vu le diable. Il lui parle du mouton noir et du vieillard, sa grand-mère ne paraît pas surprise parce qu'elle est originaire du village de Peyreleau qui se trouve à côté des Gorges de la Jonte.

Elle se souvient du récit que lui avait fait sa propre grand-mère. C'était l'histoire d'un vieillard qui habitait près du hameau des Soubettes, un pauvre homme accablé d'infirmités qui avait appelé le diable à son secours.

* Sèche tes larmes, cesse tes cris, lui avait dit le démon, je te ferai riche, tu auras de l'or et de l'argent à une seule condition : je te propose qu'au bout d'un an, jour pour jour, sur le pont qui enjambe la Jonte, nous aurons chacun un animal. Nous devrons reconnaître la bête qui nous accompagne. Si tu parviens à lui donner un nom et que je demeure incapable de reconnaître la tienne, tu auras tout l'or du monde, dans le cas contraire, je t'emmènerai en enfer... et d'un geste brusque il fit tourbillonner l'eau de la Jonte qui disparut dans un fracas épouvantable en un gouffre sans fin..

*Mamé, tu ne me dis pas de quelle manière le vieillard s'est sorti du piège que lui tendait le diable?

*Eh bien, il a demandé à sa femme de s'enduire de miel, il l'a roulée dans des plumes d'oie et lui a enfoncé dans le derrière une botte de poireaux! Quand le diable est arrivé, il poussait devant lui un animal sur le chemin et n'arrêtait pas de crier : fichue bourrique tu vas avancer! quand il s'est présenté, son animal avait beau avoir la tête d'un cochon et des pattes de poulet, tout de suite le vieillard lui avait dit que c'était un âne, quant au diable, il n'arriva jamais à reconnaître la fermière ainsi attifée.

* Pierre-Thomas, il te suffira de demander au fils Bourpiquel de se déguiser et tu tromperas le diable toi aussi et même si tout ne se passe pas comme tu le souhaites, tu lanceras sur lui de l'eau bénite et il s'enfuira immédiatement.

Malgré les recommandations de la grand-mère, Pierre-Thomas demeurait inquiet car il se demandait ce qu'il adviendrait de lui si l'eau bénite n'atteignait pas le diable. Pour l'animal, Bourpiquel lui semblait tout indiqué. A Gozon, il était de tradition depuis des siècles que la famille Bourpiquel qui était certainement la famille le plus prolifique du village fournissait toujours parmi sa nombreuse descendance l'idiot du village. Le dernier Bourpiquel s'appelait Fortuné mais jamais on eût imaginé un prénom plus mal assorti à celui qui le portait. Estropié de naissance, bigleux, il était affublé d'une énorme bosse. S'il ne brillait ni par l'esprit ni par son aspect physique, il avait un don peu répandu. Il parvenait à donner à ses pets la sonorité et le timbre d'un instrument de musique! Tout le monde au village l'appelait [3]lo petaire a musica et lorsque l'on voulait amuser la foule pour une noce on conviait Fortuné qui ne faillait jamais à la tradition et faisait sortir de ses tripes des sonorités qui ressemblaient à celles que produit la flûte à bec, d'autres fois la cabrette. L'abbé Durand et certaines bonnes âmes du village trouvaient que de telles pratiques étaient peu chrétiennes mais Fortuné prenait un tel plaisir à jouer de la musique avec son derrière que personne n'eût jamais le cœur de l'arrêter.

Pierre-Thomas se dit qu'en l'enduisant de miel comme la vieille femme et en l'affublant de plumes, il ferait sur le diable une telle impression qu'il le prendrait pour une créature descendue tout droit de la lune. Pour récompenser Fortuné il fut convenu que l'on offrirait à sa famille un mouton et deux poules.

Le 4 Vendémiaire an II, un an jour pour jour après l'épisode de la mare des Fenouillet, Pierre-Thomas qui n'avait pas oublié la promesse faite au mouton noir se retrouve devant la pierre plate du Puech Segou. Il est en compagnie de lo petaire. Le gnome est difficilement reconnaissable, enduit d'une épaisse couche de miel, le corps hérissé de plumes d'oie, il porte sur la tête des cornes de chèvre. Aucun citoyen de Gozon n'eût été capable de le reconnaître tant sa défroque est étrange. On se demande si l'on a affaire à une dinde géante ou aux fruits des amours illégitimes d'un bouc et d'une poule mais, ce n'est rien en comparaison des bruits que l'animal émet, bruits sourds comme étranglés propres au violoncelle ou à la contrebasse, aigus comme ceux de la flûte champêtre ou du pipeau. Pour obtenir un tel résultat, il a fallu beaucoup de miel pour faire tenir les plumes et le gaver pendant plusieurs jours de faveroles et de gros haricots blancs.

Pierre-Thomas l'avait prévenu de l'arrivée imminente du diable et cette nouvelle redoutable devait travailler les entrailles de Fortuné car le son de sa cabrette s'accompagna soudain d'une odeur nettement sulfureuse qui ne pouvait déplaire à l'être venu du tréfonds de la terre.

C'est la fin de la journée, le temps devient lourd, de gros nuages noirs annonciateurs de l'orage s'amoncellent au-dessus de leurs têtes, des éclairs zèbrent le ciel et le tonnerre gronde furieusement.

Soudain ils entendent des voix monter du chemin. Ils se cachent vite sous la pierre plate et observent attentivement.

Pas de doute, c'est bien le diable, il tire derrière lui une charrette et comme dans l'histoire du vieil homme de Peyreleau, on l'entend houspiller une "créature".

* Bon dieu, pourquoi t'es-tu embarrassé de tant d'affaires pour traverser le causse, jamais tu n'arriveras à Montpellier avec tout ton fourbi, ah, sacré Barascud, tu n'as pas assez empoisonné la vie des gens de Saint-Rome qu'aujourd'hui que je rentre chez moi tu m'empêches d'avancer alors que l'orage gronde!

Le diable est donc là, près de lui, une grande barbe grise dévore son visage, il porte sur la tête un bonnet de laine et est fagoté d'une houppelande de berger. Arquebouté, peinant et suant sang et eau, il pousse devant lui une charrette emplie de gros sacs, à ses côtés une femme toute habillée de noir gravit la pente à cloche-pied.

N'écoutant que son courage, Pierre-Thomas se précipite sur le diable avec son eau bénite et s'écrie avant que celui-ci ait eu le temps de prononcer un mot :

* Satan, j'ai reconnu ta funeste créature, c'est Barascud du Poujol, ce cochon de Barascud, celui qui terrorise et emprisonne les habitants de Saint-Rome depuis qu'il est Procureur de la commune et il

ajoute :

* Maintenant je te mets au défi de dire le nom de l'animal qui me suit!

et d'un geste il désigne une grosse boule qui sort timidement du dolmen, ébouriffe ses plumes et joue de la cabrette.

Le diable interloqué tout d'abord par la scène éclate de rire.

* Tu as bien raison, c'est Barascud mais j'ai aussi reconnu ton animal car il n'y a que lo petaire pour jouer ainsi de la cabrette avec son ventre mais je sais qui tu es, tu t'appelles Pierre-Thomas et tu viens de Gozon, je m'étonne que tu n'aies pas reconnu ton père, en une année, j'aurais tant changé?

Pierre-Thomas n'en croit pas ses oreilles, si la voix lui est bien familière, il se demande si ce n'est pas encore une tromperie du malin qui essaie de l'enjôler, il s'approche de l'être qui lui fait face, le regarde de plus près et reconnaît le visage de son père sous la barbe hirsute. Il saisit sa main et éclate en sanglot.

Il est tellement abasourdi par ce qui lui arrive qu'il en oublie Fortuné qui hurle et réclame son dû car même si ce n'est pas le diable, le déguisement, la musique et surtout les moment de frayeur valent bien un mouton et deux poules.

Pierre-Jean raconte tout à son fils, sa capture par les hommes du baron de Saint-Victor le jour même où il se rendait au directoire de Millau avec sa mule et son charroi de bois, le séjour dans la grotte et enfin la délivrance grâce à l'abbé Durand. Il avait échappé à une mort certaine et s'était dissimulé sur le Larzac autant pour fuir les royalistes qui le savaient républicain que les fanatiques de la Terreur qui imaginaient qu'il avait trahi et rallié les troupes de Charrier.

Quant à la présence de Barascud déguisé en femme, elle s'expliquait par la tournure qu'avaient prise les événements depuis la chute de Robespierre, le 9 thermidor. La nouvelle de la déchéance du responsable de la Terreur fut accueillie dans toute la région avec une joie sans partage. Seuls Barascud et quelques irréductibles parurent consternés. Tous les suspects emprisonnés à la demande de l'agent national furent libérés et regagnèrent leurs foyers. Ceux qui avaient subi la tyrannie du despote n'eurent d'autres désirs que de se débarrasser de celui qui les avait tant fait souffir.

Barascud qui avait vu le vent tourner après l'émeute des glands et qui savait qu'il ne pouvait plus compter sur la troupe avait décidé d'aller à Montpellier où il pensait retrouver son cousin, Jean-Baptiste Déodat Toulouse qui venait d'être exclu de la garde nationale de Saint-Affrique. Pour passer inaperçu dans les campagnes où il était connu comme le loup blanc et traverser le Larzac où les royalistes se terraient, il lui fallait changer d'aspect. C'est ainsi qu'il enfile une robe noire de paysanne, s'entoure la tête d'un fichu, chausse les brodequins de sa femme et ainsi accoutré, devenu pratiquement méconnaissable, emmenant avec lui dans une charrette à bras les dossiers constitués naguère contre ceux qu'il avait envoyés en prison, il s'engage sur le chemin qui conduit à Roquefort-sur-Soulzon et qu'empruntent les bergers lorqu'ils mènent leurs troupeaux paître sur le Larzac. Il a dérobé dans les anciennes archives paroissiales un extrait baptistère, rédigé en latin, d'une certaine Marianne Dedieu, femme de Jean Masson, vigneron, malheureusement son ignorance de la langue latine ne lui permet pas de se rendre compte qu'il s'agit en fait d'un extrait mortuaire. Il a aussi en sa possession le passeport d'un certain Pierre Philippe Giraud de Briançon dont, l'an passé, on avait retrouvé le cadavre à moitié dévoré par les loups dans un fourré de la Romiguière. Il compte bien utiliser ce document lorsqu'il aura franchi les montagnes et se trouvera dans des lieux plus propices.

Las, ses brodequins sont trop petits et il n'a pas parcouru une lieue qu'il commence à souffrir des orteils et ne peut plus tirer la charrette. C'est à ce moment qu'il rencontre Pierre-Jean qui s'en retourne du Larzac. Ce dernier le prend en pitié parce qu'il ignore tout des forfaits dont il s'est rendu coupable et l'aide à franchir la côte de Saint-Clément.

Barascud qui sait qu'il vient d'être reconnu malgré son déguisement, ne demande pas son reste, il défait ses chaussures, laisse sa carriole et s'enfuit sous les éclairs à travers le causse.

Nos trois lascars s'abritent sous le dolmen et laissent passer l'orage. Pierre-Thomas explique à son père la raison de sa présence ici. Il se demande si le mouton noir a bien existé ou s'il n'a pas plutôt fait un mauvais rêve à cause du soleil mais qu'importe puisqu'il a retrouvé son père et que Barascud est parti.

Pierre-Jean et son fils seront accueillis comme des héros au village de Gozon. Quant à Fortuné même si l'on dut le plonger plusieurs fois dans une bassine d'eau chaude pour décoller les plumes, il ne tarda pas à retrouver sa laideur originelle et reçut la récompense promise. Devenu lui aussi un héros, il raconta partout qu'il avait trompé le diable et chassé son âme damnée Barascud en leur jouant un air à sa façon. Dès lors, il acquit une certaine célébrité dans le canton et on le sollicita non seulement pour égayer les mariages et les fêtes mais aussi pour désensorceler tous ceux que le diable fait souffir.

Le nouveau maire de Saint-Rome, Jacques Viala, récupéra le précieux chargement abandonné par Barascud sur le causse et l'on avait presque oublié l'ancien Procureur lorsque les membres du Conseil de la commune reçurent de Montpellier une lettre du Commissaire du tribunal correctionnel libellée en ces termes :


Citoyens,

"Il a été arrêté dans cette commune un citoyen nommé Antoine Barascud, natif de Saint-Rome-de-Tarn, département de l'Aveyron. Comme il n'était muni d'aucun papier ni passeport, il a été condamné par le tribunal de police correctionnelle à rester deux décades dans la maison de détention pour qu'il pût justifier dans ledit délai de son inscription sur le tableau de la commune de son domicile et ce, conformément à l'article 6 du titre 3 de la loi du 10ème vendémiaire dernier, passé lequel le tribunal lui appliquera la loi sur les gens sans aveu et les vagabonds. Ce citoyen a paru fort suspect puisque sur la demande qu'on lui a faite de ses papiers, il a présenté une pièce qu'il appelait son extrait baptistère tandis que ce n'était qu'un extrait mortuaire d'une certaine Marianne Dedieu, femme de Jean Masson, vigneron, que sur le bon que lui avait donné la municipalité pour coucher deux nuits, il avait fait mettre qu'il s'appelait Pierre Philippe Giraud de Briançon et qu'étant devant le tribunal il a dit s'appeler Antoine Barascud, natif de Saint-Rome-de-Tarn. Je vous prie de vous informer de ce citoyen, de me transmettre les éclaircissements que vous aurez pu vous procurer pour que, s'il est connu, il puisse retourner dans sa commune et, dans le cas contraire, le punir conformément à la loi du 10 vendémiaire dernier.

Salut et fraternité."

La lettre était signée par un certain Ph.Bélèze.

Bien sûr, Antoine Louis Barascud ne remit jamais les pieds à Saint-Rome-de-Tarn !

Chapitre 14...



[1]On jacasse comme une pie

[2]Salir et chier

[3]Une légende à peu près semblable figure dans le livre d'Anny Bloch et de Jacques Frayssenge